Des juges ne voient que la perte de revenu, pas la carrière brisée

FreeImages.com/Steven BulhoesL’incidence professionnelle est un poste de préjudice important. Il tient compte de la dévalorisation d’une victime sur le marché du travail, de la perte de chance professionnelle, de la pénibilité supplémentaire ressentie au travail, de la modification d’une carrière ou de l’abandon d’une profession. La nomenclature Dintilhac précise que « ce poste d’indemnisation vient compléter celle déjà obtenue par la victime au titre du poste perte de gains professionnels futurs sans pour autant aboutir à une double indemnisation du même préjudice ». C’est un poste bien distinct des pertes de revenus. La présidente de l’association nationale des avocats de victimes de dommage corporel (ANADAVI), ma consœur Claudine Bernfeld, explique bien cette distinction : « L’indemnisation du préjudice de la victime privée de vie professionnelle ne saurait s’arrêter à celle des pertes de gains. Le corps désœuvré demande réparation »1.

Mais il ne faut pas croire que le principe de complémentarité entre ces deux postes et de réparation de l’inactivité est bien installé dans l’esprit de tous les juges. Deux chambres civiles de la Cour de cassation ont rendu récemment deux décisions opposées sur ce sujet. La première décision concerne une victime d’un accident médical qui n’est plus en mesure de travailler à 31 ans. La cour d’appel de Grenoble l’indemnise tant de sa perte de revenus professionnels futurs que de son incidence professionnelle. Le 11 juillet 2018, la 1re chambre civile de la Cour de cassation (n° de pourvoi 17-22756) conforte les juges de Grenoble : « en indemnisant, au titre de l’incidence professionnelle, la perte de chance pour Mme X… d’une progression professionnelle, la cour d’appel a réparé un préjudice distinct de celui réparé au titre de la perte de gains professionnels futurs, qui n’intégraient pas l’évolution de carrière qu’aurait pu avoir l’intéressée, de sorte qu’elle n’a ni porté atteinte au principe de la réparation intégrale ni entaché sa décision de contradiction ».

La seconde décision rendue deux mois plus tard, tout à fait opposée, concerne une femme ayant subi un accident de la circulation en 1986, à l’âge de 14 ans. Elle est indemnisée dans les années 90. Elle effectue divers CDD et travaille quelques années. Mais son état de santé se détériore et elle ne peut plus envisager d’exercer une activité professionnelle. Elle rouvre donc son dossier en aggravation en 2010. Les juges de la cour d’appel de Grenoble (encore elle) l’indemnisent tant au titre de ses pertes de gains professionnels futurs que pour l’incidence professionnelle subie. Pourtant, par un arrêt en date du 13 septembre 2018 (n° de pourvoi 17-26.011), la 2e chambre civile de la Cour de cassation décide que l’indemnisation de la perte de gains professionnels futurs sur la base d’une rente viagère fait obstacle à une indemnisation au titre de l’incidence professionnelle. La Cour adopte une vision stricte restrictive, estimant que l’indemnisation supplémentaire au titre de l’incidence professionnelle constitue une violation du principe de la réparation intégrale sans pertes ni profits pour la victime. La 2e chambre civile de la Cour de cassation estime que le travail n’aurait qu’une composante financière. Elle semble ainsi négliger que l’aggravation de l’état de santé de la victime n’a pas seulement grevé ses revenus, mais l’a aussi poussé à l’inactivité professionnelle et donc à une forme d’exclusion et de dévalorisation sociales.

 

 

1. Gazette du Palais 10 aout 2010, n° 222, p.30, « L’incidence professionnelle en cas d’impossibilité de travailler ».