Le préjudice d’affection. Indemniser l’enfant né après le décès du père

Le préjudice d’affection est défini par la nomenclature Dintilhac (élaborée en 2005) comme ce que « subissent certains proches à la suite du décès de la victime directe ». Pour le groupe de travail ayant rédigé cette nomenclature, « il y a lieu d’indemniser quasi-automatiquement les préjudices d’affection des parents les plus proches de la victime directe (père et mère, etc.) ». La jurisprudence et la doctrine ont reconnu ce préjudice d’affection des victimes par ricochet, dès lors que leur préjudice est personnel, direct et certain.

FreeImages.com/maria brown

La question que nous allons examiner ici porte sur un cas-limite : peut-il exister un préjudice d’affection dans le cas d’un enfant né après le décès accidentel d’un de ses parents, qu’il n’a donc jamais connu ? Les compagnies d’assurances ont tendance à prétendre que cet enfant ne peut se prévaloir d’un tel préjudice direct et certain puisqu’il n’a pas tissé de liens avec ce parent défunt. Il est vrai que cet enfant n’a pas tissé de liens avec ce parent décédé et ne subira ni le choc de l’annonce de la mort ni deuil consécutif. Mais il sera probablement réellement affecté par l’absence de ce parent qu’il ne connaîtra jamais, sauf par des récits qu’on pourra lui en faire. On peut donc, à l’opposé de certaines compagnies d’assurances, considérer que cet enfant subit un préjudice dû à l’absence d’une personne qui aurait pu être essentielle à son développement, et qu’il doit être indemnisé en conséquence.

La Cour de cassation a récemment rendu un arrêt éclairant cette question (arrêt n° 1605 du 14 décembre 2017). Le cas est le suivant : un homme, salarié intérimaire, est victime d’un accident mortel du travail. Sa veuve sollicite en justice la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur et l’indemnisation de ses préjudices et de ceux de ses enfants mineurs, dont l’un d’eux, né après le décès de son père. Toutes ses demandes ont été satisfaites lors du procès en appel. Mais la société d’intérim et son assureur se sont pourvus en cassation.

Concernant le préjudice de l’enfant né après le décès, la société d’intérim et son assureur ont déployé une argumentation selon deux points centraux :

  • Premièrement, « pour ouvrir droit à réparation, un préjudice doit être certain ». Or la cour d’appel n’a « retenu ni analysé aucun élément de nature à établir la réalité objective de la souffrance invoquée » par l’enfant né après le décès de son père.
  • Deuxièmement, « pour ouvrir droit à réparation, un préjudice doit résulter du fait générateur qui l’a produit par un lien de causalité direct et certain et il n’existe pas de lien de causalité entre le décès accidentel d’une personne et le préjudice prétendument subi par son fils né après son décès ».

La Cour de cassation a balayé ces arguments et a estimé que « dès sa naissance, l’enfant peut demander réparation du préjudice résultant du décès accidentel de son père survenu alors qu’il était conçu ; qu’ayant estimé que Zachary X… souffrait de l’absence définitive de son père décédé dans l’accident du 9 septembre 2008, la cour d’appel a caractérisé l’existence d’un préjudice moral ainsi que le lien de causalité entre le décès accidentel de Abdallah X… et ce préjudice ». Pour la Cour de cassation, l’existence du préjudice est démontrée (la souffrance), de même que le lien de causalité (la souffrance est due à l’absence de père) entre le préjudice et le décès.

Quelques mois auparavant, la cour administrative d’appel de Nantes s’était également prononcée dans le même sens, dans un arrêt au contenu intéressant (7 juin 2017, n° 16NT01005) : « L’enfant G…est née le 11 août 2011, soit postérieurement au décès de son père ; que si, contrairement à ses frères et soeur, elle ne peut faire valoir un préjudice né de la souffrance causée par la disparition brutale de son père, cet enfant s’est néanmoins durablement trouvée privée, du fait de l’accident de service dont celui-ci a été victime, de la vie affective et des joies que tout jeune enfant peut attendre des relations avec ses parents ; qu’alors que le lien de causalité entre le décès de M. C…et le préjudice d’affection allégué est en l’espèce établi ». La cour administrative décrit le préjudice de l’enfant comme des troubles dans les conditions d’existence « du fait du décès prématuré de son père avec lequel elle n’a jamais pu cohabiter ».

Ces deux arrêts sont une illustration de la maxime romaine « Infans conceptus pro nato habetur quoties de commodis ejus agitur » (l’enfant conçu est réputé né chaque fois qu’il y va de son intérêt). Comme l’a souligné Monsieur François-Xavier Bréchot, Conseiller à la cour administrative d’appel de Nantes, rapporteur public, au sein de ses conclusions par-devant la cour : « S’il est possible, grâce au principe infans conceptus, de considérer rétroactivement que l’enfant simplement conçu à la date du fait générateur disposait déjà d’une telle personnalité juridique à cette date, une telle fiction juridique ne peut jouer pour les enfants qui n’étaient pas même conçus à la date du fait générateur ».
Le préjudice d’affection ne sera pas reconnu pour un enfant conçu après la mort de son père, à partir des gamètes congelés (voir ce cas récent en France).

Dans les deux cas, on peut considérer que les sommes indemnitaires ont été modestes. La Cour de cassation a confirmé le versement d’une indemnisation à hauteur de 25 000€ tandis que la cour administrative a alloué 20 000€ au titre du préjudice d’affection (moins que ses frères et sœurs qui ont eu souffert d’un « préjudice né de la souffrance causée par la disparition brutale de son père »). Les avocats de victimes comme moi devront tâcher de convaincre les magistrats d’augmenter les montants accordés aux enfants conçus avant mais nés après le décès de leur père.